Trois femmes accoudées à la rambarde d’un balcon nous regardent l’air choquées. Un rayon de lumière vient griffer l’image par la gauche. Leur proximité complice dénote avec leurs tenues désaccordées qui n’ont pas grand-chose à voir non plus avec l’état de l’appartement derrière elle. En fin de lecture de cette image, en haut à droite, on aperçoit pendouiller le bras ensanglanté d’un corps allongé, qui pose tout de suite question sur leur histoire. Le titre jaune orange, vient réchauffer l’ensemble glacé par le mur cyan, et emprunte une typo un poil théâtrale.
Pour son deuxième long métrage, Les Femmes au balcon, la comédienne et réalisatrice Noémie Merlant a confié à nouveau la direction de la photographie à Evgenia Alexandrova, nouvelle venue à l'AFC et qui vient d’être récompensée par un prix CST. On ne change pas une équipe qui gagne, elles ont également fait appel à l’étalonneur Vincent Amor qui a travaillé avec elles sur Mi Iubita mon amour et auparavant Shakira, le deuxième court métrage de la réalisatrice. Tourné en sept semaines à Marseille, ce film décapant nous raconte comment trois amies vont composer avec un évènement horrible qui va faire exploser leurs vies.
OPENING SHOT
On nous a prévenu, il fait chaud, très chaud, et le film démarre par un long plan séquence qui longe deux immeubles en vis-à-vis.
Le soleil tape sur les façades, et l’ombre qui se découpe sur les immeubles va progressivement s’adoucir pour nous dévoiler le balcon principal de cette histoire. Le choix des décors pour obtenir ce plan a été fondamental au moment de la préparation du tournage. Mais ce que l’équipe ne pouvait pas contrôler ce sont les caprices du mistral marseillais qui les ont empêchés de travailler ce mouvement à la grue ou avec la caméra de jeu embarquée sur un drone. L’engin serait devenu très compliqué à manœuvrer si la caméra de jeu, une ARRI Alexa 35, avait dû être installée dessus. La décision fut donc prise de tourner ce plan avec la caméra embarquée du drone et c’est donc par un plan tourné en DJI Inspire 3 que le film démarre. La difficulté ne s’arrête pas là puisqu’à la fin de l’action de cette séquence, la caméra doit entrer dans l’appartement et suivre la confrontation de deux voisins en plan moyen. Ce plan séquence qui a nécessité 2 jours de tournage, a donc dû faire l’objet d’un traitement tout à fait spécifique en post production pour raccorder le rush de la première partie avec le moment précis où entre en scène la caméra principale Arri Alexa. Le raccord de colorimétrie mais surtout de texture d’image est invisible grâce aux efforts combinés de l’étalonneur et des VFX intervenus en soutien.
PLANS SEQUENCES A GOGO
Dans la première moitié du film, l’histoire est principalement axée sur le jeu de vis-à-vis entre les deux appartements. Le choix de ce mouvement long et aérien traduit visuellement le désir de voir ce qui se passe chez les voisins. Un peu plus tard d’autres mouvements de ce type, entre les immeubles, et passant même à travers une petite culotte suspendue à un fil à linge, s’amuseront encore à créer le dialogue entre les deux espaces, la caméra passant de la dolly au drone et à nouveau à la dolly.
Sur un plateau, le tournage en plan séquence peut aussi être simplement utilisé pour garder la continuité de jeu des acteurs dans leur déplacement avant d’être redécoupé au montage. Cela offre une réelle spontanéité dans la mise en scène et permet au spectateur de naviguer dans l’appartement, en immersion totale avec les personnages. Pour ce film, la directrice de la photographie a pu s’appuyer sur deux steadicamers. Elle s’appliquait à leur traduire les intentions de mise en scène. Il était important à ces moments-là pour l’équipe de pouvoir prendre le temps d’être bien préparés et d'être clairs sur la chorégraphie du plan. Ils faisaient un premier test en se déplaçant physiquement dans l’appartement, puis refaisait le parcours avec un chercheur de champ pour décider des axes et cadres à privilégier. Ensuite ils refaisaient la même action avec les comédiennes et enfin passaient à la caméra pour une répétition filmée que la réalisatrice, qui tient aussi l’un des rôles principaux (!) pouvait ensuite visionner et ajuster.
La difficulté des plans séquences, au cadre, ne repose pas que sur les épaules et les hanches du steadicamer. Son travail est associé à celui de la première assistante caméra, saluons au passage Marion Raymond-Seraille, qui ajustait précisément la mise au point au fur et à mesure du parcours et des évolutions permanentes de la distance entre les acteurs et la caméra.
Pour Evgenia Alexandrova, la directrice de la photographie du film, la mise au point n’est pas seulement technique, c’est également un outil de mise en scène qui permet de porter l’attention du spectateur où on le souhaite.
LE VELOUTE DES PEAUX
Une des grandes forces de la photographie de ce film c’est de réussir à amener le spectateur au plus près de ses personnages. L’ambiance torride de la canicule et des émotions fortes transperce l’écran et nous emporte. La réalisatrice et sa directrice de la photographie ont réussi leur pari de faire exister les personnages dans leur peau, leur chair et leur chaleur.
« S’il y avait des petites rides, on voulait les voir, s’il y avait des pores, on voulait les voir, parfois la cellulite aussi. On ne cherchait pas à cacher des choses. »
Evgenia Alexandrova
Les caméras numériques ont l’avantage d’avoir une large dynamique de sensibilité et des résolutions importantes mais elles ont aussi tendance à produire une image plate qui manque de texture et de profondeur. Lorsque l’on veut ajouter un arrondi aux peaux, trouver de la rondeur dans les flous, un contraste plus doux, ou des flares caractérisés, il est souvent très intéressant de les associer à des optiques vintage. Pour ce film la directrice de la photographie et Vincent Amor, l’étalonneur, ont commencé le travail par des essais d’optiques. Finalement le choix s’est fait entre les lentilles Canon K35 et les Panavision Vintage ; ce sont les secondes qui l’ont emporté.
La Gamme P Vintage a été lancée en 2013 à partir des verres des lentilles UltraSpeed des années 70. A l’époque, on utilisait des procédés très polluants à base de plomb ou de thorium pour le revêtement de ces optiques ce qui ajoute du caractère au flare et peut déplacer la température de couleur à l’extrémité chaude du spectre. Il est aujourd’hui interdit d’utiliser ses procédés, c’est pourquoi Panavision a intelligemment protégé le verre de ces lentilles pour le reconditionner dans des optiques recarrossées pour s’adapter en forme, poids et mécanique aux accessoires des caméras actuelles.
Ces optiques sont très douces, et lissent la rugosité des peaux. Pour ce film la réalisatrice et la directrice de la photographie souhaitaient rester au plus près des corps, elles n’ont donc pas opté pour des filtres supplémentaires de diffusion de la lumière qui auraient cassé la qualité des optiques en augmentant la possibilité de faux reflets.
Toujours dans cette intention de rester proches des corps, elles ont judicieusement écarté l’idée d’ajouter du grain au film. Ni par le moyen des textures disponibles dans l'Alexa 35, ni en post-production. Au moment de démarrer l’étalonnage, elles ont pu tester avec Vincent Amor différents types de grain mais le choix s’est confirmé très vite de ne rien ajouter, pour ne surtout pas mettre de la distance entre les personnages et le spectateur.
COMIC BOOK
L’histoire des Femmes au balcon pourrait être tragique. Les trois personnages principaux vivent des situations extrêmes qui pourraient les briser et les laisser tristes, ternes, épuisées. Mais ce n’est pas du tout là où veut les amener la réalisatrice. Au contraire c’est la vie qui explose, le drame est une source de drôlerie vivifiante et ces trois femmes sont pétillantes, impétueuses, courageuses et sans limite. Pour illustrer cet état d’esprit, la réalisatrice, la directrice photo et la cheffe de la décoration, Chloé Cambournac, ont mis le cap sur la couleur, pure, vive et brillante.
L’intention principale était de clairement dissocier l’appartement des filles de celui du voisin. Chez elles, les couleurs vibrent, sont multiples, chaudes, vives ou profondes. Chez lui les teintes sont beaucoup plus froides, sobres, sans effusion de joie, et marquent le terrain du danger.
« On a cherché comment sortir de l'image douce, calme et pastel qui peut être traditionnellement associée aux femmes. On voulait bousculer tout ça. Et on s'est vraiment lâchées. »
Evgenia Alexandrova
Le premier jour de l’étalonnage, Noémie Merlant et Vincent Amor ont commencé par faire quelques tests. Fallait-il rassembler tout cela dans une atmosphère de thriller ? Ou fallait-il épouser la direction prise sur le tournage et pousser les curseurs à fond ?
Si vous avez déjà vu le film vous avez sans doute la réponse !
« L'idée avec Noémie, c'était vraiment de caler le look et très vite.
Ses directions pour le film, c’étaient des directions qu’on n’entend pas souvent dans les salles d'étalonnage. C'était bande dessinée, comic book. Et on pète les curseurs, on veut de la couleur, on veut la saturation à outrance »
Vincent Amor
Le look du film a donc été trouvé assez rapidement. L’étalonneur a d’abord travaillé des séquences clés : le balcon de jour, de nuit, la séquence de la soirée dans l’appartement du voisin, la séquence du bateau. Leur recherche s’est penchée en particulier sur la pureté et la densité de certaines teintes, par exemple rose bonbon plutôt que rose poudrée… Il y a une forte variété de couleurs à l’écran et il leur fallait trouver un rendu ultra pop sans pour autant tomber dans un kaléidoscope de teintes vives qui se brouilleraient entre elles.
Avec Evgenia Alexandrova à ses côtés, ils ont ajusté ensemble les peaux, et corrigé les défauts que pouvait créer ces looks qui poussaient toujours la saturation plus loin en veillant à ce qu'aucune teinte ne sorte du spectre. Cela passait parfois par un réglage spécifique pour chaque teinte qui pouvait déborder à certains moments bien précis. La route était pensée, il fallait trouver la bonne voie.
Quand on passe chez le voisin, on quitte l’esthétique Almodovar et on arrive dans des tonalités plus froides, dérangeantes. Le vert du malaise n’est jamais loin. Là-bas on est davantage dans les codes du cinéma d’horreur. Et c’est pendant leur soirée déjantée chez le voisin photographe que s’opère une bascule dans la colorimétrie des séquences en appartement. Cela passe par la lumière et aussi par les costumes ; par exemple lorsque Elise, la comédienne, enlève sa perruque blonde, il y a un changement qui s'opère, « comme un phare qui s’éteint ». Un jeu de lumière directe illustre aussi ce point de bascule lorsque Ruby, en plein dans le délire, lance des prophéties telle la Pythie.
Quand l’horreur s’installe, elles vont ramener un peu de cette atmosphère chez elles. Leur appartement devient moins solaire, les couleurs un peu moins pop. La force vitale du look du film demeure, et ces ajustements sont subtils, ce sont quelques points de saturation en moins pour certaines zones, une séparation de couleur un peu moins forte.
« Noémie est une réalisatrice qui a des intentions fortes, son objectif n’est pas de simplement filmer le scénario mais bien de réaliser un film. Avec Evgenia, elles sont tout à fait alignées sur cette démarche. Elles aiment construire un film de façon méticuleuse et cela passe par une intention particulière au découpage et à la direction artistique du film. »
Vincent Amor
L’horreur tente d’ensevelir ces trois femmes, et même l’image bascule dans le chaos. Certaines séquences sont filmées à l’épaule, la caméra est nerveuse, crue. Tout explose et certains plans sont complètement débullés, la terre s’échappe sous leurs pieds. Mais l’attention portée aux décors, cadres et aux couleurs persiste.
Les trois femmes luttent pour se débarrasser de l’atmosphère poisseuse et froide de l’horreur. La réalisatrice profite à fond de ce que le ton burlesque du film peut lui amener.
Comment les trois héroïnes vont-elles sortir du cauchemar ?
Une seule façon de le savoir : aller en salle pour voir le film !
L’EQUIPE
Réalisatrice Noémie Merlant
Directrice de la photographie Evgenia Alexandrova
Production Design Chloé Cambournac
Étalonneur Vincent Amor
Laboratoire Polyson
Production Nord-Ouest Films
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